Ce disque réunit deux premiers enregistrements mondiaux : la Sonate pour violon et piano du compositeur belge Albert Dupuis et un Andante de jeunesse inédit de celui qui fut son maître à la Schola Cantorum : Vincent d’Indy. Dans un subtil jeu de miroir entre deux générations, Gaëtane Prouvost et Eliane Reyes ont eu l’heureuse idée de mettre en regard ces deux œuvres rares la Sonate de d’Indy et Après la tourmente, courte pièce d’Ermend-Bonnal, un compositeur qui connaît de nos jours une résurrection bien méritée.
La Sonate en do majeur op. 59 est la première des grandes sonates de maturité de d’Indy avant celles pour piano (1906) et violoncelle et piano (1925). Pour un disciple de César Franck, composer une sonate pour violon et piano n’est pas un acte anodin. Si le genre est en faveur en France depuis la fin du Second Empire (Castillon, 1868 ; Lalo, 1873 ; Fauré, 1877 ; Saint-Saëns, 1885 et 1896), la Sonate de Franck, révélée en 1886, représente pour d’Indy ‘le premier et le plus pur modèle de l’emploi cyclique des thèmes dans la forme Sonate’.
Alors qu’il en a noté le premier thème dès 1896, d’Indy n’entreprend la composition de sa sonate qu’au cours de l’été 1903 dans les montagnes de l’Ardèche pour l’achever l’été suivant. Paradoxalement, il prévoyait que la nouvelle œuvre serait ‘très simple et peu cyclique’. En définitive, elle se trouve entièrement régie par ce principe de construction, les principaux motifs du Modéré initial alimentant les thèmes des trois autres mouvements. Comme celle de Franck, dédiée à Eugène Ysaÿe, le compositeur destine sa sonate à un violoniste belge, Armand Parent (1863-1934), professeur à la Schola Cantorum de 1900 à 1933, et en assure la création à ses côtés à Paris le 3 février 1905, quelques jours avant sa première audition bruxelloise.
Le premier mouvement, où le compositeur confie s’être ‘laissé aller à la mélodie’, est une forme sonate où les deux instruments, en dépit d’un ‘mystérieux’ épisode central, unissent leurs voix en toute sérénité. Virevoltant et facétieux, le scherzo (Animé) qui lui succède donne l’impression d’une course-poursuite entre violon et piano avec, en guise de trio, une longue mélodie au galbe superbe. Le Très lent est l’une des plus belles pages de d’Indy : il oppose la noblesse et le dépouillement de son thème principal (sections 1, 3 et 5) à de magiques arpèges du piano enveloppant de leur halo une mélodie méditative du violon (sections 2 et 4). Le finale Très animé est un rondo-sonate plein de fougue dont le thème de refrain fusionne les trois principaux motifs de l’œuvre. La relation maître-élève se perpétue en sens inverse entre d’Indy et Albert Dupuis. Né à Verviers, à peu de distance de Liège, ville natale de César Franck, Dupuis étudia avec d’Indy de 1897 à 1900 et remporta en 1903 le Prix de Rome belge. Directeur pendant quarante ans de l’École de musique de Verviers, il est l’auteur de treize opéras et d’une musique de chambre injustement négligée. Bien qu’il semble avoir composé dès 1904 deux mouvements d’une sonate pour violon, sa Sonate en ré mineur, dédiée à sa femme et publiée en 1922, a tout d’une œuvre de maturité. Elle partage avec celles de Franck et de d’Indy une même profusion mélodique et une construction cyclique très élaborée. Au Modéré initial dont le souple et élégant balancement rappelle celui de la sonate de d’Indy, succède un malicieux Allegro scherzo de forme sonate aux allures de rondo. Le troisième mouvement (Lent), éminemment expressif, est dominé par plusieurs thèmes dont la véhémence est soulignée par une harmonie ardemment chromatique. Quant au finale Allegro appassionato, il est emporté dans un élan tumultueux, auquel se mêlent, comme dans la sonate de son maître, des rappels des mouvements précédents.
Contrairement à Albert Dupuis, dont il n’est le cadet que de trois ans, Joseph-Ermend Bonnal n’a pas été formé à la Schola Cantorum mais au Conservatoire de Paris. Ayant étudié l’orgue auprès d’Alexandre Guilmant, cofondateur de la Schola, et succédé à Charles Tournemire à la tribune de Sainte-Clotilde, dont Franck avait été le premier titulaire, il est apparenté à la famille franckiste, mais fait figure, comme élève de Gabriel Fauré, de musicien indépendant. Natif de Bordeaux, Ermend-Bonnal a puisé son inspiration dans le Pays basque où il s’est installé, devenant en 1921 directeur du Conservatoire de Bayonne. Il est l’auteur, entre autres d’œuvres de musique de chambre, d’une Sonate (1900) et de plusieurs pièces pour violon et piano parmi lesquelles Après la tourmente, romance en la majeur dédiée à la reine Elisabeth de Belgique. Violoniste amateur, la reine des Belges s’était vu également dédier par Fauré sa Deuxième Sonate pour violon et piano (1917). Ermend-Bonnal a vraisemblablement composé cette pièce vers 1919, en hommage à la souveraine d’un pays durement éprouvé par la Grande Guerre.
En 1876, année où il assiste au premier festival de Bayreuth, d’Indy compose un Andante pour piano et violon. Lu en décembre lors d’une séance du comité de la Société nationale de musique, ce morceau est resté inédit et ne figure pas au catalogue de ses œuvres. Le manuscrit, retrouvé par Tobias Broeker, porte en dédicace: ‘à mon cher Camarade Bernis, mieux vaut tard que jamais!’ Faisant à cette époque partie du cercle de d’Indy, le violoniste et altiste Jean Bernis (1857-1889), également dédicataire d’un Cantabile pour alto et piano de Théodore Dubois, fit une courte carrière à la Société des concerts du Conservatoire et à l’Opéra-Comique, et participa en 1884 à la création de la version définitive du premier Quatuor avec piano de Fauré. Cet Andante en do mineur reste le témoignage de l’amitié entre les deux jeunes gens, et son thème principal rappelle par son caractère solennel une autre œuvre de d’Indy, également inédite: l’andante de sa symphonie chevaleresque Jean Hunyade (1874-1875).
Gilles Saint Arroman